Les observateurs de la scène internationale s’accordent à dire que l’Afrique représente un terreau de croissances pour les grandes économies du monde. La France, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Chine, le Brésil, la Turquie se ruent vers ce marché de plus d’un milliard deux cent millions de consommateurs. Evidemment, la Chine reste l’un des grands acteurs de cette mondialisation en Afrique. Face au géant asiatique, le Japon entame sa progression de façon timide. La relation du Japon avec l’Afrique n’est pas des plus évidentes mais ces deux aires gagneraient à croiser leurs intérêts dans des domaines stratégiques de l’innovation technologique, les investissements dans les BTP et les infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires ou les secteurs de l’assainissement et eau.
Dans le cadre de ce numéro des Entretiens Géopolitiques du Réel, nous avons rencontré Valérie Moschetti, l'une des meilleures spécialistes internationales des relations économiques du Japon avec le monde et tout particulièrement avec les marchés émergents dont l'Afrique. Actuelle présidente de l’association des Alumni Sciences Po au Japon, Valérie Moschetti est Conseiller Senior en projets internationaux spécialiste des domaines de l'énergie, la construction, la consommation entre autres et opère dans les 23 arrondissements du Japon.
A quand remontent les toutes premières formes modernes de coopération économique entre le Japon et l’Afrique et quels ont été les axes de partenariat ?
Le Japon s’était volontairement isolé du monde depuis le 17e siècle et c’est seulement au tournant des années 1850 que, sous pression extérieure, il a ouvert ses frontières. Jusqu’au milieu du 20esiècle, il n’a eu quasiment aucun échange avec le continent africain. La création du département Afrique au sein du ministère des Affaires étrangères japonais date de 1961 et la première visite officielle d’un ministre des affaires étrangères n’a eu lieu qu’en 1974.Pour le Japon, l’Afrique restait encore, au début des années 1980, un continent à découvrir.
Des sociétés privées avaient cependant commencé à commercer avec quelques pays du Continent noir dès la première guerre mondiale,à un moment où le besoin en matières premières était important. Cette tendance s’est accentuée dans les années 1960-1970 avec le développement économique et industriel japonais, puis avec le premier choc pétrolier qui a fait comprendre au pays la nécessité de diversifier ses sources d’approvisionnement énergétique.
A partir des années 1980, le Japon devient un géant économique mondial. Un des objectifs de son aide au développement est de se faire reconnaître comme une puissance politique, afin notamment de recevoir un soutien futur des pays africainspour l’obtention d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. D'un point de vue économique, cette aide sert toujours à garantir les ressources naturelles stratégiques pour sa croissance, mais elle va évoluer sous la pression des autres pays industrialisés. En effet, en cette période de « bulle économique », ils exigent des mesures pour contrebalancer son gigantesque excédent commercial. Ce qui conduira,entre autres mesures, le Japon à augmenter son Aide publique au développement (APD), en particulier en direction de l’Afrique. Il deviendra, de 1989 à 2000, le premier pays donateur.
Aujourd’hui, l’APD japonaise se consacre en premier lieu à des projets dans le secteur des infrastructures et de l’énergie. En effet, leur expérience de l’après-guerre, tout comme celle d’autres pays d’Extrême-Orient, a démontré aux Japonais que l’amélioration des infrastructures de transports (routes, ports, etc.) et de distribution d’électricité́ est fondamentale pour permettre une croissance économique solide et durable menée par le secteur privé. L’agriculture — la sécurité alimentaire —, l’eau et l’assainissement – l’accès à l’eau potable —, l’éducation et la santé sont les autres axes prioritaires de l’APD japonaise. Celle-ci est principalement dirigée par la Japan International Cooperation Agency (JICA) créée en 1974 et réaménagée en 2008 pour y intégrer les activités de la Japan Bank for International Cooperation (JBIC).
En 1993,alors que les Occidentaux se tournent vers l’Europe de l’Est et délaissent l’Afrique, Tokyo décide de mettre en place la « Tokyo International Conference on African Development » (TICAD - Conférence Internationale de Tokyo sur le Développement de l'Afrique) qui se réunira à échéances régulières : 5 ans au départ, 3 ans ensuite. Son objectif est de « promouvoir un dialogue politique de haut niveau entre les dirigeants africains et les partenaires de développement ». Deux principes la gouvernent : « Africa Ownership » et « International Partnership ». De 1993 à 2016, le Japon a fourni à l'Afrique un soutien financier total de 47 milliards de dollars.
La dernière conférence en date, la TICAD VI (août 2016), a été organisée pour la première fois en Afrique, au Kenya (Nairobi), et marque symboliquement la volonté du Premier ministre japonais Shinzō Abe de dynamiser la relation Japon-Afrique.Il a promis 30 milliards de dollars d’investissements, dont 10 milliards pour des projets d’infrastructures (énergie, transports, etc.),jusqu’à la prochaine TICAD (été 2019 au Japon).
C’est le signe d’une orientation de l’aide vers le commerce, et de l’aide publique vers le secteur privé. En réalité, ce glissement avait commencé dès la TICAD IV (2008) : le secteur privé a alors été impliqué de manière plus forte dans cette conférence et les projets qu’il se propose de réaliser se basent sur l’observation du développement de l’Asie du sud-est. Celui-ci est essentiellement dû aux échanges commerciaux qui ont permis un essor économique et l'émergence des classes moyennes. C’est ce « modèle » que le Japon veut voir se reproduire en Afrique.
On considère classiquement que la culture administrative du Japon est très marquée par la rigueur, la discipline et l’influence de sa culture et de ses traditions. On peut penser que ces caractéristiques ont une influence sur les politiques publiques japonaises et par conséquent sur la diplomatie et les modèles de coopération. Ainsi, qu’est-ce qui fait la spécificité du modèle japonais en matière de coopération au développement ?
A partir des années 1950, le Japon a initié une aide au développement à l’intérieur de son aire d’influence géographique traditionnelle, les pays d’Asie du sud-est. Ces derniers, qui avaient subi l’occupation japonaise pendant la seconde guerre mondiale, accédaient à l’indépendance et étaient majoritairement dirigés par des gouvernements plutôt nationalistes. Dans ce contexte, le Japon, qui venait tout juste de devenir membre des Nations-Unies (1956), a petit à petit élaboré deux principes d’aide au développement, caractérisés par : premièrement, une aide « à la demande » et deuxièmement, un soutien à des « efforts d’auto-assistance ». Autrement dit, le Japon apporte une assistance financière et technique au stade initial des projets, mais les pays bénéficiaires assument toutes les responsabilités qui en découlent, qu’elles concernent la gestion économique, les problèmes sociaux ou politiques, etc. Cela signifie que les réformes prévues dans les pays africains doivent être menées par les pays eux-mêmes, en fonction de leur propre vision, de leurs valeurs et de leur contexte socio-économique. Ce principe du « bottom up » fait la différence entre la mise en œuvre de l'APD du Japon et celle des autres donateurs, membres de l’OCDE en particulier.
Certains rapprochent cette vision de celle du principe de « kaizen », une « philosophie » très japonaise du management popularisée par Toyota. Le « kaizen », c’est l’amélioration continue avec la participation active de tous ceux qui produisent (et pas seulement le top management) au perfectionnement de l’objet de leur production. D’une certaine manière, c’est le processus qu’a opéré le Japon en important, dans une première étape, des produits occidentaux (fin 19e - début du 20e siècle), puis en les copiant (dans les années 1950) pour ensuite les améliorer (dans les années 1970) et les exporter (depuis les années 1980) pour remporter les marchés mondiaux grâce à leur supériorité technique et leur originalité. Ce n’est pas un hasard si, à la TICAD VI (août 2016), le premier ministre japonais, Shinzō Abe, a manifesté sa volonté de proposer à l’Afrique des projets de qualité ainsi qu’un transfert des savoirs et des savoir-faire, et qu’il a présenté le Japon comme un partenaire économique plus que comme un pays donateur. Il était d’ailleurs venu accompagné d’une centaine d’entrepreneurs japonais, dont certains ont depuis réalisé des investissements sur le continent
Deux après, lors du Japan-Africa Public-Private Economic Forum in Africa qui a eu lieu début mai 2018 à Johannesbourg, il a été très clairement réaffirmé par Tokyo qu’il fallait accélérer le développement économique du continent africain grâce aux investissements du secteur privé. Même si le secteur public reste très présent, il s'agit désormais de donner aux entreprises japonaises et africaines l'occasion de mettre en lumière leurs activités en Afrique et d'explorer les possibilités de partenariats commerciaux mutuellement bénéfiques. Pour les Japonais, l'accent doit aujourd’hui être mis sur les quatre piliers suivants:
- promouvoir le développement des infrastructures en augmentant l'utilisation des financements privés;
- développer les technologies d’information et de communication (TIC) et l'agriculture;
- accroître le nombre d'entreprises en encourageant les activités commerciales des PME et des start-ups et promouvoir des partenariats avec les pays tiers;
- améliorer l'environnement commercial.
Quels sont les groupes du secteur privé susceptibles d’accompagner la volonté du Japon de conquérir les marchés africains ? Quelles sont les conditions optimales d’investissement du Japon en Afrique ? Peut-on espérer que l’Empire du Soleil Levant y trouvera des niches d’investissement et vice-versa ?
Aujourd’hui, on compte environ 500 entreprises japonaises en Afrique. Il y a bien sûr tous ces mastodontes que sont les maisons de commerce internationales, comme Mitsubishi, Sumitomo, Itochu ou Marubeni, ou encore des groupes historiques bien établis comme Toyota ou Ajinomoto qui sont présents sur le marché africain depuis des années et peuvent encore développer leur offre de produits et services. Pour y parvenir, ils possèdent des réseaux efficaces, des ressources humaines de qualité et une bonne connaissance de l’écosystème, même s’il est toujours possible de faire mieux. Je pense cependant que les PME japonaises pourraient exporter à leur tour vers l’Afrique ou s’allier avec des partenaires locaux ou étrangers si elles connaissaient mieux la réalité et les besoins de ces marchés, les environnements politique et économique et surtout si on leur facilitait les mises en contact avec des interlocuteurs adéquats et fiables.
L’Afrique est géographiquement très loin et l’actualité qui en est relayée au Japon est faite de conflits, d’insécurité, de maladies et de pauvreté, ce qui ne pousse pas les Japonais à s’y intéresser. Or, c’est un continent de 54 pays, très différents les uns des autres et, s’il ne faut pas masquer les problèmes, il est nécessaire de souligner les opportunités qu’ils offrent.
On assiste justement depuis quelques années à l’émergence et au développement d’une classe moyenne sur le continent africain : selon la Banque Africaine de Développement, la population à revenu moyen (c’est-à-dire qui gagne entre 4 et 20 dollars par jour) est passée de 223 millions en 2000 à 353 en 2010 et devrait atteindre 435 millions d’ici 2020. Elle souhaite consommer et sa croissance offre des opportunités notamment aux industries de fabrication et de vente au détail de biens de consommation. Aujourd’hui, ces classes moyennes achètent les produits proposés actuellement sur place, majoritairement de provenance chinoise, indienne ou turque. Pourtant certains consommateurs aimeraient se procurer des biens plus sophistiqués, des biens qui sont en adéquation avec l’offre japonaise, même s’il sont coûteux : il y a là, incontestablement, un créneau pour les industriels nippons.
Il est sans doute possible d’aller plus loin quand on sait que le principal défi en Afrique consiste à faire évoluer des industries de transformation de matières premières en industries de produits exportables à valeur ajoutée. Cela contribuera non seulement à la croissance de leurs économies, mais créera également une main-d'œuvre qualifiée dans la population.Pour y parvenir, il est impératif d’améliorer les infrastructures de base — routes, chemins de fer, ports, systèmes de communication — et également d’assurer un approvisionnement stable en électricité pour les industries et la fabrication de produits à valeur ajoutée. Ce sont des domaines où les Japonais excellent. C’est ainsi notamment que, pour ce qui est des infrastructures de transports, des équipements pour la construction et de la fabrication de machines-outils, le Japon offre de très bons produits et des services qui correspondent aux besoins actuels de nombreux pays africains pour accélérer leur développement. Deux exemples : les investisseurs japonais financent actuellement à hauteur de 270 millions de dollars une expansion du port de Mombasa au Kenya ainsi que l’électrification de trois millions de foyers africains d'ici 2022. Les investissements japonais sont généralement plus performants et de meilleure qualité que leurs équivalents chinois.
En ce qui concerne la formation de la main-d’œuvre, les Japonais sont des spécialistes. En effet, l’entreprise est pour eux un lieu où l’on forme les salariés à la différence des sociétés chinoises qui viennent avec quasiment tout leur personnel et font relativement peu travailler les populations locales par rapport au nombre de projets réalisés. Il est sans doute possible d’adapter à l’Afrique le « modèle » qui prévaut en Asie du sud-est (Indonésie, Vietnam, Thaïlande) :les Japonais y sont implantés depuis des décennies, leurs entreprises y ont installé des chaînes de production de haute technologie pour les marchés locaux et n’ont pas hésité à partager leur savoir-faire et à pratiquer le transfert de technologie, ce qui a contribué à développer le niveau d’éducation de la main-d’œuvre. Aujourd’hui, l’état de développement économique de certains pays comme le Maroc, l’Égypte ou le Kenya peut tout àfait justifier ce même type d’activités et de formation.
Les secteurs des énergies renouvelables, de la pharmacie ou de l’industrie agroalimentaire constituent également de bons débouchés pour les entreprises japonaises. Le géant Ajinomoto l’a d’ailleurs bien compris. Après avoir pénétré le marché africain par le Nigeria en 1991, il a poursuivi son développement vingt ans plus tard en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Kenya et au Cameroun. Pressentant les besoins de populations au pouvoir d’achat toujours plus conséquent, il vient de passer à la vitesse supérieure en s’alliant avec un partenaire local aux activités très complémentaires, le sud-africain Promasidor, géant de l’agroalimentaire implanté sur une bonne partie du continent.
L'intérêt croissant de structures telles que la JBIC (Japan Bank for International Cooperation), important bailleur de fonds pour les projets japonais à l'étranger, ou que la NEXI (Nippon Export and Investment Insurance), élargit les possibilités des investisseurs japonais. Cependant, pour les encourager à s’intéresser au continent africain, il semble important que les pouvoirs publics africains s’attachent àaméliorer plusieurs paramètres fondamentaux et sur lesquels les Japonais ont de très grandes exigences. Il en est ainsi de la sécurité des personnes et des biens, de la lutte contre la corruption,de la protection des investisseurs ou encore du règlement équitable des différends.
Du côté des partenaires africains, il est essentiel qu’ils comprennent que les sociétés et les banques japonaises ont un fonctionnement très formel : elles prennent le temps d’étudier tous les projets de façon extrêmement détaillée. Ce système implique des délais de prise de décision relativement longs, avec généralement des demandes de précisions répétées : les (nombreuses) questions posées à leurs interlocuteurs locaux peuvent surprendre, voire irriter. En contrepartie, les partenaires africains peuvent être certains qu’une fois la décision prise, le projet progressera rapidement. Ce processus témoigne en fait de la remarquable qualité des prestations fournies par le Japon.
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