Comment expliquez-vous le mutisme de l'institution régionale, la CEDEAO dans les crises guinéenne et ivoirienne ?
La CEDEAO vit actuellement une phase complexe et doit non seulement affirmer son autorité politique, jouer le médiateur diplomatique, mais aussi prouver son intérêt pour les peuples et les sociétés civiles de la sous-région ouest-africaine. A la crise post-putsch au Mali, vient se superposer un contexte d’élections présidentielles extrêmement fragile en Côte d’Ivoire et en Guinée pour le moment. Le temps de réactivité est toujours très long à apprécier, car les mécanismes de mise en œuvre de la médiation répondent souvent à des exigences de souveraineté de la part des pays souvent en crise. Cela donne l’impression d’une organisation diplomatiquement apathique, laxiste, voire complaisante vis-à-vis des pouvoirs en place.
Sur la Côte d’Ivoire, il faut tout de même souligner l’initiative CEDEAO-Union africaine-Nations Unies du 4 au 7 octobre, qui avait pour mission de mettre sur la table, afin d’aplanir les divergences, tous les acteurs politiques engagés pour l’élection présidentielle du 31 octobre. Manifestement, cette initiative n’a pas été féconde de résultats. Et du 17 au 19 octobre, la CEDEAO y a délégué une mission ministérielle dite de la diplomatie préventive, pour appeler à des élections pacifiques, transparentes et inclusives.
En Guinée, la CEDEAO avait tenté d’intervenir dès l’annonce du référendum qui consacrera la possibilité, pour le président Alpha Condé, de se représenter pour un troisième mandat. Toutes les tentatives de médiation n’ont pas abouti et dans les deux pays, il y a eu de flagrantes violations des libertés publiques et des Droits de l’homme et des dizaines de morts.
Cette posture tout comme celle adoptée lors de la crise malienne a été très décriée par une bonne frange de l'opinion publique ouest-africaine. Comment réconcilier l'organisation et ces franges de la population qui ne croient plus en elle ?
Il y a effectivement une revendication légitime qui veut faire de la CEDEAO une organisation qui comprenne et mette en œuvre les aspirations des peuples en la déconnectant des accusations de syndicat des chefs d’Etat et d’organisation complice du recul démocratique. Mais restons lucides, la CEDEAO dispose toujours d’une considérable marge de manœuvre pour faire corps avec les peuples ouest-africains. Aujourd’hui, elle n’est pas assez inclusive et participative. Elle reste un instrument d’intégration communautaire dont les ressorts citoyens sont inactifs. Quel Sénégalais, Malien, Nigérian ou Béninois peut se sentir pleinement investi pour un programme identifié de la CEDEAO ? L’organisation a certes fait des progrès louables en matière de marché économique et commercial. Mais, politiquement, elle est cantonnée à un rôle diffus de caisse d’enregistrement du diktat des pouvoirs politiques. Elle doit devenir une CEDEAO citoyenne et des peuples en sollicitant encore plus les organisations de la société civile, la jeunesse, les think thank, les experts en tout domaine du continent et de la diaspora africaine. Le risque, pour cette organisation, c’est de s’aliéner les peuples et de devenir un nain politique et diplomatique, alors qu’elle représente plus de 390 millions de citoyens. La CEDEAO doit se réinventer ou périr !
Quelle lecture peut-on faire du silence de certains présidents comme Macky Sall ?
Chez les dirigeants de la sous-région, le mutisme remarqué tient au moins en deux choses : une forme de précaution diplomatique et des cas de conscience personnelle vis-à-vis de leur propre envie ou supposée telle de faire un mandat supplémentaire. La tentation du changement de Constitution et de son corollaire qui est le 3e mandat est très forte. L’obsession du pouvoir qui se prolonge indéfiniment en dépit des règles constitutionnelles est réelle. Ce qui fait que le soupçon de la violation de la promesse républicaine pèse dans les débats préélectoraux. Le président Macky Sall tentera-t-il de rempiler en 2024 ? Est-ce la raison pour laquelle sa voix n’est pas suffisamment audible dans les crises ivoirienne et guinéenne ? Mais, en même temps, rien ne dit que la diplomatie sénégalaise use de canaux alternatifs et donc moins officiels, pour peser dans la résolution des crises que couvent ces pays.
Au-delà de CEDEAO, on a noté une certaine neutralité, pour ne pas dire une indifférence presque totale de la communauté internationale, face aux drames qui sévissent dans ces deux pays. N'est-ce pas là des preuves que la démocratie et les droits humains passent bien après les intérêts des Etats ?
Le concept de la communauté internationale est suffisamment abstrait pour que nous y attachions la moindre importance, quand il s’agit d’avoir un impact réel sur les crises du continent. A titre personnel, je préfère me concentrer sur le rôle des Nations Unies, de l’Union africaine et des organisations régionales. Souvent comprise comme le club fermé des grandes puissances, la communauté internationale a perdu de sa pertinence. Les pouvoirs africains ne sollicitent cette fameuse communauté qu’en fonction de leurs impératifs et peuvent se retourner contre elle en la taxant de puissance colonialiste. Il y a évidemment un conflit à régler entre les légitimités nationales disposant d’attributs de souveraineté et la légitimité internationale censée incarner la volonté et les obligations de tous les peuples.
En Guinée et en Côte d’Ivoire, nous avons pu observer des réactions de principe, mais les mécanismes pour contraindre les pouvoirs en place à retrouver le chemin de la lucidité n’ont même pas été actionnés.
Aussi bien en Guinée qu'en Côte d'Ivoire, la cause de cette impasse reste le mandat de trop. Pourquoi les présidents africains ont cette propension de se croire éternels ?
Au-delà de ces deux pays, il y a pas mal de pays subsahariens dans lesquels l’Etat patrimonial est revenu en force avec ses caractéristiques que sont le népotisme, la gabegie, la kleptocratie, l’usage de la violence, l’autoritarisme. Le mandat de trop et l’instrumentalisation des constitutions ne sont qu’un avatar de ces systèmes qui ont par ailleurs restauré le monopartisme déguisé. Les partis de l’opposition, les organisations de la société civile, les syndicats et toutes les voix dissonantes sont réduits à néant. Quand les successions ne sont pas dynastiques, elles créent les conditions pour faire revenir le président en place autant de fois qu’il le souhaite, parce qu’il estime qu’il est le seul légitime à incarner la fonction. C’est un véritable recul observé et 2020 est véritablement le contre-modèle de ce que nous avons pu observer dans nombre de pays africains, à la chute du Mur de Berlin.
En même temps, il y a des transitions démocratiques qui démontrent que le continent africain n’est pas exclusivement le lieu des pouvoirs à vie. Au Ghana ou au Botswana, l’alternance a eu lieu. Aux îles Seychelles, il y a eu un changement de pouvoir en douceur, avec un opposant historique, Wavel Ramkalawan, qui accède dès le premier tour au pouvoir, ce 25 octobre et avec les félicitations et vœux de succès du président sortant Danny Faure.
2020 est-elle alors une année maudite pour les démocraties en Afrique ?
Je suis convaincu que 2020 n’est qu’un épiphénomène qui traduit les crises de maturité de nos essais de démocratisation en Afrique. C’est le lieu de tout réinventer et de tester des formes de gouvernance davantage inspirées de nos modèles socio-culturels. Je crois globalement aux bénéfices de l’universalisme de la démocratie, mais elle doit s’adapter en fonction des pays africains et permettre davantage un exercice de la gouvernance propre à nos coutumes et réalités africaines.
Il faut donc continuer à faire émerger la société civile, plaider pour un rôle plus affirmé des femmes et replacer la jeunesse dans la centralité des politiques publiques.
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