« L’homme ne restera pas toujours sur Terre ; la recherche de la lumière et de l’espace le conduira à traverser les limites de l’atmosphère, timidement au début, puis, il en viendra à conquérir la totalité du système solaire », disait Constantin Tsiolkovski.
En effet, ce théoricien de la propulsion des fusées, l’un des premiers, avait bien illustré les dynamiques et enjeux que peut susciter cet endroit stratégique et à la fois si mystique qu’est l’espace. Ce lieu, dont il reste tant à découvrir, représente une sorte de « terra nullius » pour les pays qui souhaitent y projeter leurs ambitions expansionnistes d’influence internationale. Mais, comme a dit l’astronaute Jack Swigert lors de la mission Apollo 13 en 1970: « Houston, we have a problem » : les projets de développement spatial des pays viennent inéluctablement se heurter à ceux des autres pays, dont les ambitions sont similaires. L’espace est donc devenu le théâtre indirect de conflits d’influence entre les grandes puissances du monde.
Le secteur spatial, qui va très probablement devenir dans les années à venir « the new next trillion-dollar industry » (la prochaine industrie qui vaut un trillion de dollars) pour reprendre les mots de la banque américaine Morgan Stanley, fait jouer depuis plus de soixante-dix ans de plus en plus d’acteurs, sous différentes formes.
Ainsi, ces affrontements idéologiques suscitent des questionnements: dans quelle mesure l’espace représente-il aujourd’hui un nouveau terrain d’affrontement entre les puissances? La conquête spatiale rime-t-elle toujours avec l’avènement de la puissance souveraine d’un État ? Comment l’espace est devenu aujourd’hui un échiquier multipolaire alors même qu’il n’a été que bipolaire pendant toute la durée de la Guerre Froide? Quel est le poids des acteurs non-institutionnels dans la modification des rapports de force spatiaux ? Les nations du Sud, et particulièrement l’Afrique, disposent-elles de leur pion dans cet échiquier étendu à l’espace ?
Nous essayerons de donner des éléments de réponses à ces différentes interrogations, en présentant la relation entretenue entre espace et géopolitique et comment celle-ci s’inscrit dans une logique d’affirmation de puissance et de prestige.
L’espace hier et aujourd’hui
La stratégie spatiale durant la Guerre Froide
L’espace est un lieu qui fascine nombre de scientifiques et ingénieurs depuis plusieurs décennies. La démarche réelle de « conquête spatiale » telle que nous la connaissons aujourd’hui n’apparaît qu’à la fin des années 1950, et elle est marquée par le contexte de Guerre Froide entre les deux grandes puissances du moment: les USA et l’ex-URSS. Durant cette période, l’espace représentait surtout un terrain d’affrontement entre deux idéologies antipodiques: le capitalisme et le communisme. L’expansion spatiale pour ces deux pays ne possédait en réalité qu’un seul but: renforcer sa position stratégique face à l’ennemi.
Patrick Baudry, spationaute français, disait: « Dans le spatial ou l’aéronautique, ce sont les conflits qui ont fait avancer très vite les technologies et les savoir-faire ».
Pendant de nombreuses années, l’espace a été l’objet d’une instrumentalisation politique, dans laquelle les acteurs jouaient à la « course à l’espace ». Le titre du programme américain de défense anti-missile lancée par Ronald Reagan en 1983 — « Star Wars » (la guerre des étoiles) — illustre en tout point cette idée d’affrontement, de conflit, de guerre entre les deux superpuissances de l’époque. La chute de l’Empire Soviétique en 1991 n’a pas affaibli les tensions issues de la conquête spatiale; les États-Unis et leur monomanie de toujours être en compétition même si celle-ci n’est pas réelle ou équivalente, donnant parfois lieu au terme de « compétition inventée », se sont vite retrouvé un adversaire. Les dynamiques géopolitiques de la période plaçait la Chine comme meilleur combattant, même si, en réalité, l’Empire du Milieu ne faisait pas réellement le poids face au géant américain qui est entré dans la course il y a bien longtemps. La Chine avait, à cette période, accumulé trop de retard, et ne possédait donc pas les mêmes moyens que son adversaire.
Edwin Aldrin Jr, astronanute américain
Enjeux spatiaux contemporains: du même ordre?
Si nous ne pouvons assurer que les enjeux spatiaux contemporains sont les mêmes que durant la Guerre Froide, il ne serait pas vrai de dire qu’ils sont totalement différents. Les tensions entre les USA et la Russie concernant le rayonnement mondial procuré par une avancée spatiale et technologique importante sont toujours d’actualité. Cependant, les contextes géopolitiques ont beaucoup évolué et aujourd’hui, il y a d’autres facteurs qui rentrent en ligne de compte, notamment sur le plan économique, militaire, environnemental.
Merry Laballe, doctorante en Études de Défense et de Politiques de Sécurité à l’Université Paul Valéry à Montpellier, parle notamment d’une « militarisation de l’espace ». Cette modification des enjeux spatiaux entraîne des questionnements d’ordre démocratique: des milliards de dollars nationaux sont investis dans ce secteur, avec des fonds provenant de la population elle-même. Il y a des pays où ces investissements ne semblent pas poser problème pour les habitants, et selon Merry Laballe, « tout dépend de la culture idéologique » de l’État: aux États-Unis, par exemple, l’intervention dans le domaine spatial semble faire partie d’une identité nationale, acceptée par la majorité car établie depuis longtemps. Selon une étude de Roger Lesgards, ancien secrétaire général du Centre National d’Études Spatiales (CNES), le budget américain dédié à la conquête spatiale est débattu chaque année dans une relative transparence, parce que les Américains sont ancrés dans cette perspective d’expansion spatiale. Dans le cas de l’Europe, et plus particulièrement de la France, ce budget est décidé à huit-clos, par une poignée d’experts, en dehors de toute concertation collective, et donc démocratique, parce que la somme employée ne sera pas forcément bien reçue par la population.
D’un point de vue juridique, le carrefour de pays que représente l’espace nécessite assurément une régulation. Depuis le Traité de Washington en 1967, plusieurs principes s’établissent: la non appartenance de l’espace vide, la libre exploitation de l’espace, la nécessité de coopération internationale, l’utilisation pacifique de l’espace, et enfin, la responsabilité nationale des actes de chaque pays.
Différents protagonistes dans l’aventure cosmique
Il y a ceux d’en haut…
Dans l’hémisphère Nord de notre monde, se trouvent plusieurs grandes puissances bien ancrées sur le terrain spatial. Les États-Unis, fort de leur avance technologique due à leur entrée précoce sur le marché spatial, représentent aujourd’hui le principal acteur de ce domaine. En effet, ils possèdent le budget spatial le plus important au monde, avec 19,8 milliards de dollars investi par la NASA en 2019. La deuxième agence la plus impliquée est la CNSA chinoise, qui a investi 9,8 milliards de dollars en 2018. La troisième place du podium est décernée à l’ESA, l’agence spatiale européenne dont le budget est de 5,7 milliards de dollars en 2019.Selon Merry Laballe, l’Union Européenne « essaye à 27 de pouvoir exister dans cet espace géopolitique tout aussi complexe ». Le graphique suivant montre l’ampleur des différentes implications nationales dans le secteur spatial.
Graphique issu du site web le journal.cnrs.fr
La domination américaine est très clairement perceptible, mais elle est suivie par l’Europe, la Russie et la Chine. Beaucoup de nations s’intéressent à ce secteur parce qu’implication spatiale est synonyme de puissance, de prestige.
Pour reprendre une affirmation d’Isabelle Sourbès-Verger, géographe et chercheuse au CNRS, « les relations entre espace et géopolitique illustrent un double mouvement d’affirmation de puissance — symbolique et réelle — et de contribution au prestige national et international ». Un pays avancé sur le plan technologique est en général présent dans l’aire spatiale, et le titre de puissance spatiale est généralement vu comme « un label d’excellence ».
… et celle d’en bas
En ce qui concerne le continent africain, certains pays ont essayé d’entrer dans la course spatiale. Les premières ambitions remontent à 1964, avec le professeur nigérian Edward Makuka Nkoloso, qui avait évoqué l’idée d’aller sur Mars. En 2002, le sud-africain Mark Shuttleworth est le premier sur le continent à atteindre l’espace. Enfin, tout récemment, les Égyptiens prévoient d’envoyer un habitant sur la Station Spatiale Internationale d’ici 2026. En tout, une dizaine de pays africains ont lancé au moins un satellite dans l’espace.
Cependant, il faut également prendre en compte le fait que l’Afrique est encore une terre en développement, dont le potentiel de croissance est très prometteur, mais sur terre, pour l’instant. Les priorités des agendas politiques nationaux ne concernent donc pas forcément le spatial en premier lieu, mais bien d’autres projets d’ordre économique, politique, environnemental et social. Cette position questionne donc l’égalité d’accès aux ressources spatiales: les puissances fortifient leur puissance et les pays moins développés sont donc mis sur la touche.
Le vice-président sud-africain David Mabuza durant l’inauguration d’un radiotélescope à Carnavon en juillet 2018
Quand l’espace se privatise…
Le poids des géants du numérique
Ce que certains appellent aujourd’hui le « new space », c’est en réalité l’ouverture de l’espace à de nouveaux acteurs non plus institutionnels mais privés: les entreprises. Jean-Jacques Dordain, ancien dirigeant de l’Agence Spatiale Européenne (ESA), constate: « On a vécu pendant 50 ans dans un sanctuaire. Le spatial était un domaine réservé des États, où quasiment seuls les gouvernements décidaient et finançaient des missions scientifiques, militaires ou civiles. Maintenant l’espace est investi de centaines de projets financés par le secteur privé ».
Les GAFAM (sigle: Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ces géants du net, se sont eux aussi intéressés au domaine spatial. Enfants de la révolution technologique et numérique de la fin du XIXème siècle, ces entreprises ont basé la totalité de leurs activités sur l’Internet et se doivent donc d’avoir un poids prépondérant dans les dynamiques spatiales, poids qui vient parfois même contrer les capacités étatiques. Pour Merry Laballe, « faire sans eux [les GAFAM], ce serait une erreur, faire avec eux, oui, mais avec des conditions »
Le modèle SpaceX, quand le privé démocratise l’espace public
Parmi ces géants, il y a la tornade SpaceX. Cette entreprise, créée par l’entrepreneur américain Elon Musk en 2002, est la pionnière dans le domaine de l’astronautique et du vol spatial.
En 2008, l’entreprise fait voler sa première fusée Falcon 1, devenant la première entreprise privée à réaliser un lanceur. Depuis 2010, SpaceX dit avoir obtenu plus de 12 milliards de dollars en contrats nationaux pour plus d’une centaine de missions. Cette dépendance étatique des États-Unis sur un acteur privé, SpaceX, illustre en tout point la modification qu’ont subi les rapports de force dans l’espace depuis le début du XXIè siècle. La pandémie de Covid-19 a également renforcé la modification de ces relations: les économies des États ont été affaiblies, et certains ne pourront plus développer leurs projets spatiaux sans l’aide d’acteurs non-institutionnels.
Décollage de la falcon heavy le 6 février 2018
Le questionnement d’une possible privatisation de l’espace est donc légitime: dans un futur proche, les États pourraient affréter des compagnies privées pour réaliser des missions de découverte et conquête spatiale. La « Guerre des Étoiles » a de beaux jours devant elle…
Pour conclure, le territoire spatial a subi de nombreux changements depuis sa pratique durant la Guerre Froide. De multiples acteurs sont progressivement entrés sur le terrain, mêlant organismes du public et du privé, parfois séparément, quelques fois alliés. La concurrence dans l’espace s’établit donc autour des États et des puissances mais aussi des entreprises et multinationales, et ceci questionne la nature des relations spatiales.
Sommes-nous dans une démarche autonomiste, où chaque nation/entreprise sert ses propres intérêts pour son développement, ou bien au contraire, travaillons-nous sous une certaine coopération internationale entre pays et avec les entreprises, coopération dont le but serait la découverte de nouvelles technologies pour une amélioration du bien-être mondial? Quelle doctrine géopolitique présidera à l’équilibre des espaces entre puissances et nations émergentes ?
Seule l’ère stratégique qui se dessine, à l’aune de cette compétition internationale et guerre d’influence, pourra nous renseigner.
Bibliographie
https://www.areion24.news/2021/01/28/lespace-nouveau-front-de-la-guerre-economique/
https://www.cairn.info/revue-l-information-geographique-2010-2-page-10.htm
https://www.monde-diplomatique.fr/index/sujet/guerredesetoiles
https://www.lafinancepourtous.com/2019/07/26/la-course-spatiale-sintensifie/
https://www.franceculture.fr/sciences/avec-hope-les-emirats-arabes-unis-en-route-vers-mars
https://major-prepa.com/geopolitique/conquete-espace-enjeux/
https://www.scienceshumaines.com/conquete-spatiale-et-democratie_fr_10143.html
https://www.lefigaro.fr/vox/economie/les-gafam-une-puissance-extraterrestre-20201025
Entretien téléphonique avec Merry Laballe.