Le cabinet renoue avec ses Entretiens Géopolitiques du Réel avec Jed Sophonie Koboudé interviewé par Illona Sevré, analyste géopolitique junior du cabinet.
Cet entretien est également accessible sur le site de la revue In Afrik, partenaire du cabinet. La version vidéo est disponible en cliquant sur le visuel ci-dessous.
Ilona Sevré — Bonjour Sophonie Koboudé, vous êtes un jeune béninois diplômé de la CentraleSupélec à Paris, vous êtes également un économiste diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris. Vous travaillez actuellement en tant que data analyst pour un grand groupe français d’énergie et vous êtes également chargé d’études pour think tank L’Afrique à Idées. Vous avez beaucoup de cordes à votre arc en effet. Vous vous revendiquez passionné par les nouvelles technologies, l’énergie, l’économie mais surtout l’Afrique. Quelle est selon vous aujourd’hui la place de l’Afrique dans le monde ?
- Sophonie Koboudé - Merci. Le continent africain est en train d’opérer de grandes mutations. L’Afrique a quintuplé la taille de son économie entre 1960 et 2018, le pourcentage de personnes vivant avec moins de 1,25 dollars US par jour en Afrique subsaharienne est passé de 60% en 1990 à 40% aujourd’hui. Il y a eu des progrès considérables dans le domaine de la santé par exemple, l’espérance de vie a gagné 20 ans ces dernières années, le taux de mortalité infantile a chuté drastiquement sur le continent et le taux de mortalité maternel a aussi chuté. Aujourd’hui, une Afrique sans polio est déjà une réalité. Dans le domaine de l’éducation, il y a eu des progrès tout aussi considérables: la proportion d’enfants inscrits à l’école primaire a augmenté de plus de 25% ces dernières années. Mais, c’est là où il faut être honnête : dans le même temps, le continent africain est encore soumis à des difficultés ; le terrorisme, la famine, les maladies, la pauvreté, les conflits. Donc, en réalité, il y a deux réponses possibles : si l’on considère le jeu actuel des puissances mondiales, évidemment l’Afrique est à la marge. Mais quand on regarde le rythme de transformation, l’Afrique est au centre du monde. La question est : faut-il faire un arrêt sur image, ou faut-il analyser les tendances ? Je crois qu’il faut analyser les tendances. La vérité est que nous ne pouvons relever les défis mondiaux d’aujourd’hui sans l’Afrique. Lorsqu’on pense à mettre fin à la pauvreté, à combattre l’extrémisme, à lutter contre le réchauffement climatique, évidemment, l’Afrique est au cœur de ces efforts.
I.S — Image très intéressante du continent dans son ensemble. Vous dites souvent que l’avenir du continent est beaucoup moins incertain. Est-ce pour toutes ces raisons ?
S.K — Totalement. Lorsqu’on regarde les tendances lourdes, on voit qu’il y a une trajectoire remarquable. Je parlais d’analyser les tendances car quand on analyse les tendances, on voit évidemment que l’Afrique est en train de se construire et est sur un chemin vertueux de croissance et de développement. L’avenir du continent africain est de moins en moins incertain, et ce propos est partagé par les organisations internationales.
I.S — Le titre de votre ouvrage L’horizon africain représente donc bien cette idée de se baser sur l’empiricité du passé, et d’utiliser ces ressources pour regarder vers l’avenir, c’est bien cela ?
S.K — Tout à fait.
I.S — Cet ouvrage, L’horizon africain, paru en 2019, traite principalement de deux thèmes : la démographie et la démocratie africaine. Vous êtes de ceux qui pensent que la bombe démographique africaine prévue par l’ONU pour 2050 n’est pas un obstacle au développement, au contraire, c’est une aubaine. Pourquoi pensez-vous cela ?
S.K — Les prévisions démographiques d’aujourd’hui projettent que l’Afrique va doubler sa population dans les 30 prochaines années en passant de 1.3 milliards d’habitants à 2.5 milliards d’habitants. C’est tout à faire considérable et il est vrai que quand on regarde la théorie économique, on admet facilement que l’accroissement démographique est un frein au développement car en réalité, qu’est-ce que le progrès sinon la hausse du revenu par tête. Étant donné que la hausse du revenu par tête revient à maximiser une expression qui a à son dénominateur la variable population, il est aisé de dire que si la population croît, cela va représenter un problème. C’est en réalité la métaphore du gâteau : plus il y a de personnes autour de la table, plus petite sera la part. Mais c’est une erreur conceptuelle gigantesque : le dénominateur de l’expression du PIB/habitant a une influence sur le numérateur. Le gâteau va donc lui-même croître en fonction du nombre de personnes qu’il y a autour de la table. Si on utilise un raccourci intellectuel en disant que plus de population est égal à plus de pauvreté, c’est faux. On a un repère dans l’histoire : il serait tout à faire approximatif de considérer que la croissance démographique de l’Europe au XIXè siècle, ce qu’on a appelé le baby-boom, a eu une influence déprimante sur le développement économique de l’Europe. Si l’on veut avoir des Thomas Edison et autres grands inventeurs, cette probabilité croît à mesure que la population augmente. Je soutiens l’idée simple qui est que moyennant une éducation généralisée des enfants, la démographie africaine sera un atout pour le développement du continent. Je n’ai pas de doute là-dessus.
I.S — Beaucoup de pays occidentaux (les pays du Nord en règle générale) expriment une sorte de peur de cette transition démographique et de cet accroissement démographique. Ne serait-ce pas l’expression d’un certain égoïsme de la part de ces pays étant donné qu’ils ont ont été en mesure de réaliser cette transition, il y a environ deux siècles de cela. Le fait qu’ils ne laissent pas le continent africain réaliser sa propre transition, n’est-ce pas l’expression d’une certaine hypocrisie ?
S. K — Je pense que le problème se situe dans le fait que la transition démographique africaine se fait en déphasage par rapport à celle des autres régions du monde. L’Afrique est dans la première phase de transition démographique, la phase qui voit la mortalité chuter sans chute de la natalité. Cela augmente mécaniquement le nombre de personnes. Les autres régions du monde sont, quant à elles, dans la deuxième phase de la transition démographique, celle qui voit la mortalité chuter en même temps que la natalité. C’est ce déphasage qui génère cette espèce d’inquiétude.
I.S — Ce déphasage s’explique par le passé colonial extrêmement lourd du contient, colonialisme réalisé par ces pays du Nord. Les fervents défenseurs de la théorie malthusienne pensent qu’accroissement démographique est synonyme de pénurie des ressources disponibles. Vous misez au contraire sur l'énorme potentiel humain, le « génie africain » dites-vous, que représente ce boom démographique, et vous parlez de « la capacité de l'homme à développer de nouvelles méthodes pour satisfaire ses besoins ». Pensez-vous que l’homme, de manière générale, sera toujours en mesure de palier à ce manque de ressources (je pense notamment à la raréfaction de l’eau) ?
S.K — Ma réponse est oui. En réalité, je suis toujours un peu mal à l’aise avec l'idée de raréfaction des ressources, en ceci qu'elle insinue que les ressources sont dépourvues de tout apport humain. Au fond, c'est l'action des hommes qui donne le statut de ressource, ou pas, aux objets qui nous entourent. C'est l'homme qui décrète que tel objet aura le titre de ressource. Par exemple, la bauxite n'a été considérée comme ressource qu'au XIXe siècle après sa découverte et son analyse par un minéralogiste français. La bauxite a donc toujours existé dans la nature, mais elle n'avait pas le statut de ressource. Ce que je veux dire, c'est que le genre humain passe son temps à appliquer ses facultés aux choses afin de les mettre au service de la satisfaction de ses désirs. Une ressource qui se raréfie est soit substituée soit économisée. Vous avez évoqué la raréfaction de l’eau ; on voit aujourd'hui des projets sur le continent, par exemple au Mozambique, qui permettent aux agriculteurs, tout en augmentant leur rendement agricole, de réduire le volume d'utilisation d’eau. Donc, il existe déjà une prise de conscience généralisée de la raréfaction des ressources dans le monde. L'homme a toujours surmonté ces difficultés. Le monde craignait la raréfaction du cuivre avec l'invention de la téléphonie filaire. Puis, s’est développée la téléphonie mobile sans fil. L’Histoire montre que c’est l’homme qui cherche et qui applique ses facultés aux objets pour les transformer en ressources. Le philosophe Jean-Claude Baudet avait bien raison de dire qu’il n’est de richesses que d’hommes. Ce sont les idées qui produisent les ressources et quand on parle d'idées, on parle d’hommes, et il faut donc se focaliser sur des hommes qualifiés.
I.S — Dans votre livre, vous citez également l’économiste Pascal Salin qui dit que « les ressources naturelles n’existent pas », c’est en ce sens ce que vous avez dit, qu’une ressource n’existe pas à partir du moment où elle n’a pas reçu d’emprunte humain. Est-ce bien cela ?
S.K — Oui, ou à partir du moment où une utilité ne lui est pas définie.
I.S — Vous mentionnez cette capacité humaine de pouvoir satisfaire ses propres besoins, diriez-vous que l'exploration spatiale en est un exemple ?
S.K — Parfaitement. C’est là que c’est remarquable : des entrepreneurs, notamment Elon Musk, se disent qu’ils iront « coloniser » d’autres planètes. Aujourd’hui, des travaux de recherches absolument formidables ont été produits sur le sujet Mars, et je n’ai pas de doute que dans les 10, 20, 30 prochaines années, des solutions pour pouvoir vivre sur Mars seront trouvées. C’est réconfortant de voir que l’homme est toujours capable de penser large, de réaliser le vœu de Descartes : l’homme comme maître et possesseur de la nature.
I.S — Pour rebondir sur le sujet de la nature, concernant l’écologie : quelle est selon vous, aujourd’hui, la place de l’Afrique dans le débat écologique ?
S.K — Je trouve que l'Afrique n'a pas encore une voix assez forte dans le débat écologique alors qu'elle a bien intérêt à en avoir. Il faut que les Etats africains arrêtent d’opposer écologie et croissance économique. Il y a deux grands discours en matière d’écologie : il y a le discours de la décroissance, c'est-à-dire ceux qui pensent qu’il faut une mise au régime généralisée pour pouvoir baisser la pression sur l’environnement, et il y a un autre courant, celui de la croissance verte, qui dit que l'on peut avoir à la fois de l’écologie mais comme effet de la croissance. Je pense que l'Afrique doit choisir cette deuxième option parce que les défis du continent sont nombreux : industrialiser l’Afrique, éradiquer la pauvreté et autres. L'énergie est encore une question très importante sur le continent. Il faut que l'Afrique affirme sa position très claire qui est qu’elle fait de la croissance verte. L’Afrique a loupé la première et la deuxième révolution industrielle, elle est en train de louper le début de la troisième révolution industrielle, elle ne doit pas louper la révolution écologique.
I.S — On parlait tout à l’heure d’une certaine peur occidentale par rapport à la transition démographique africaine. Une des raisons de cette peur est fondée sur l’idée que beaucoup de dirigeants occidentaux pensent qu’il y aura, du coup, une énorme migration du continent africain vers l’Europe. Selon vous, la migration en Afrique repose surtout sur des flux internes, des flux intracontinentaux, de Sud à Sud. Vous fustigez notamment l’approche de Stephen Smith basée sur le fait d’une certaine « ruée de de l'Afrique vers l’Europe », et vous défendez l'idée que 70 % de la migration des Africains est faite sur le continent, donc interne. Comment pouvez-vous expliquer ces mouvements intracontinentaux ?
S.K — La démographie africaine a engendré une espèce « d’angoisse populationnelle » avec des thèses comme celle de la ruée de l’Afrique vers l’Europe ou du déversement de l’Afrique sur l’Europe. Tout cela me parait exagéré, infondé et accessoirement loufoque. Quelle est la vérité statistique ? En 2019, par exemple, sur notre planète, il y a eu environ 270 millions de migrants internationaux, soit à peu près 3% de la population mondiale. La contribution de l’Afrique subsaharienne dans ce mouvement est de moins de 10%. En plus, 70% des migrants subsahariens restent sur le continent africain. J’ai l’impression que l’inquiétude occidentale sur la migration africaine est injustement improportionnelle à la réalité du phénomène. Les migrants, ce sont des gens qui vont dans les pays voisins : quand vous allez en Afrique du Sud, il y a des gens qui viennent du Zimbabwe, du Mozambique etc. Donc, loin des discours cafardeux des prophètes du péril noir, je pense que la migration africaine est d’abord intracontinentale. Ceux qui migrent hors du continent sont plutôt des cadres bien formés, qui sont d’une grande utilité dans les firmes occidentales. Même ceux qui ne sont pas très diplômés, ils ont une utilité dans les économies occidentales. Il n’est pas rare de trouver un Sénégalais dans un restaurant new-yorkais, il n’est pas rare de trouver un Malien dans un restaurant parisien, il n’est pas rare de trouver dans les services de propreté un Tchadien ou un ivoirien. Il faut revenir aux faits, et les faits démontrent que la migration africaine est d’abord intracontinentale.
I.S — Quels sont selon vous les facteurs qui pourraient expliquer ces mouvements intracontinentaux, sont-ce des facteurs sécuritaires premièrement ?
S.K — Bien sûr, sécuritaires premièrement, et puis aussi économiques. Celui qui vit au Zimbabwe voit bien qu’à côté, en Afrique du Sud, il fait mieux vivre. Il y a des raisons sécuritaires mais il y aussi des raisons économiques, et parfois même des raisons ethniques. Si l’on prend le Bénin, les Yoruba du Bénin migrent parfois au Nigéria pour aller retrouver des membres de leur famille. C’est un phénomène complexe.
I.S — Vous parlez notamment de travailleurs sénégalais dans les cuisines new-yorkaises. Ce thème de force de travail immigrée est très fustigé dans les débats populaires de nos pays occidentaux alors qu’elle est nécessaire pour le développement économique. Est-ce donc cette force de travail économique qui contribue réellement au rayonnement économique des pays occidentaux ?
S.K — Évidemment. Si vous arrêtez tous les Sénégalais, Maliens, Africains en général, qui travaillent dans le service de propreté de la ville de Paris, je vous assure que le lendemain, Paris est rempli de cafards. Nous traversons aujourd’hui une crise sanitaire, et on a vu que durant cette crise, il y avait les travailleurs de première ligne. Et bien cette première ligne est essentiellement constituée de migrants, ou en tout cas de gens qui sont des descendants d’immigrés. Donc, c’est pénible que l’on soit encore au stade de nier la nécessité de la diversité. C’est de la diversité que jaillit la vérité, c’est de la diversité que jaillissent les bonnes idées.
I.S — Une question sur la deuxième partie de votre livre, donc le thème de démocratie. Vous dites dans votre livre : « La démocratie, si obscure et nébuleuse que soit sa définition, est fragile dans le contexte africain ». Pourquoi avons-nous du mal à définir concrètement ce qu’est la démocratie en Afrique et pourquoi repose-t-elle sur des bases si vulnérables ?
S.K — Il faut rappeler que la démocratie est un idéal. La démocratie, dans son acceptation première, c’est deux choses : l’isonomie politique et la souveraineté populaire. L’isonomie démocratique exige que le tirage au sort soit le seul mode d’accession à la magistrature, car tous les citoyens sont égaux : égalité devant les charges, les fonctions, les honneurs. La souveraineté populaire revient à mettre le peuple au pouvoir, c’est-à-dire que l’autorité souveraine, avec le pouvoir absolu, c’est le peuple. Partant de cette définition, il n’existe pas de démocratie dans notre monde actuel. Ce serait quand même anachronique de dire que la démocratie états-unienne n’en est pas une. Ce que nous appelons aujourd’hui démocratie, c’est l’aptitude des états à organiser des élections transparentes régulières, à garantir les libertés publiques et privées face à des procédures administratives et dispositifs juridiques. En ce sens, évidemment, les pays africains doivent améliorer leur « performance constitutionnelle ». Depuis les années 2000, il y a plus d’une dizaine de chefs d’état africains qui ont changé la constitution de leur pays pour pouvoir rester au pouvoir. Les périodes électorales sont souvent synonymes de tensions, violences. Tout ça me parait « normal » car il ne faut pas oublier que les pays africains sont pour la plupart de jeunes démocraties, et donc, en construction. C’est une construction de la démocratie, et il serait tout à faire injuste de demander aux pays africains de faire en 60 ans ce que d’autres pays ont mis deux siècles à réaliser. Les évènements récents nous rappellent quelque chose de fondamental : l’invasion du Capitole aux États-Unis d’Amérique nous montre que la démocratie est un matériau fragile, qu’il faut sans cesse entretenir. Il faut laisser le temps au temps, et la démocratie suivre son cours. Il est indéniable qu’il y a une démocratisation en cours sur le continent africain.
I.S — Peut-on dire qu’il y a un certain défaut de représentation du peuple en Afrique ?
S.K — Oui, car l’appareil étatique est souvent un peu déconnecté du peuple. Cette distance entre la sphère politique et la sphère sociale est à réduire.
I.S — Dans votre livre, vous dites que l’ancien président français Jacques Chirac aurait dit que l’Afrique n’était pas prête pour la démocratie. Qu’est-ce que vous pensez de cela ?
S.K — Je pense qu’il exprimait l’espoir que la démocratie gagnerait ces peuples. Je ne lui ferai peut-être pas l’insulte de dire qu’il ne croyait pas à une démocratisation des pays africains, je pense que c’était peut-être un vibrant appel à aider les pays africains à se démocratiser. C’est comme ça que je l’interprète.
I.S — Dans un des derniers chapitres de votre livre, vous dites que la question de refonder un « contrat social post-colonial » pour l’Afrique se pose. Il y a aussi l’idée que le continent africain est en fait pluriel, et que ce n’est pas une Afrique comme on le dit souvent, mais bien des Afriques. Aujourd’hui, il y a une nécessité de créer une démocratie qui soit à l’image de ces pluralités. À quoi ressemblerait selon vous la « démocratie à l’africaine » ?
S.K — Dans la plupart des pays africains, il y a quelque chose qu’il ne faut pas oublier, c’est que l’État a fait la Nation. Ceci est dû à l’histoire, notamment à la colonisation et à la balkanisation du continent africain durant la conférence de Berlin en 1884. Du coup, il y a des coûts de transaction entre la sphère socio-ethnique et la sphère politico-économique et ces coûts sont très onéreux. Donc, ce que devront retrouver et réhabiliter les systèmes de gouvernance en Afrique, c’est le lien social. Quelqu’un comme Ernest Renan disait que la nation, c’est une volonté de vivre ensemble. C’est le désir de vivre ensemble, c’est la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu ensemble. C’est ce que doivent essayer de faire les pays africains. Plusieurs traditions africaines instituent déjà dans leur constitution le lien social comme recherche première de gouvernance. Nelson Mandela disait qu’il avait appris la démocratie dans son enfance avec la tradition Ubuntu. Dans notre culture africaine, nous avons déjà des ressorts qui peuvent aider à une forme de démocratisation des structures de pouvoir en Afrique. La démocratie à l’africaine que l’on évoque doit, pour moi, incorporer à la fois les formes endogènes de gouvernance mais aussi l’État de droit de la démocratie occidentale. Il faut mettre en œuvre des formes institutionnelles qui impliquent à la fois la société dans son ensemble mais aussi dans sa diversité sociologique.
I.S — Vous dites dans votre livre : « La démocratie a le pouvoir de libérer les énergies ». Pensez-vous que si on associe une démographie grandissante et donc possiblement un génie africain en devenir, avec des structures démocratiques stables, un certain cadre honnête de direction des peuples et des pays, cela peut-il constituer une Afrique qui pourrait rentrer dans la course aux puissances ?
S.K — Évidemment. Je pense que d’ailleurs, le processus de peuplement du continent africain va réclamer plus de démocratie. Nous l’avons vu par exemple au Sénégal, la semaine dernière : le peuple est descendu dans la rue pour réclamer plus de justice, d’état de droit etc. Je pense que la démocratie sera renforcée, ou en tout cas le processus de démocratisation sera accéléré par la démographie car nous aurons des gens bien formés qui réclameront de plus en plus de justice et une forme de vivre ensemble. Tout ça me paraît aller dans une bonne direction, et je pense qu’il faut simplement laisser du temps aux pays africains d’aller au bout de leur processus de démocratisation. Chaque pays a son propre métabolisme. Les autres régions du monde ont mis du temps à construire leur démocratie et donc, les Etats africains qui ont obtenu pour la plupart leur indépendance, il y a environ 60 ans, doivent également obtenir du temps, pour qu’ils puissent consolider leurs acquis démocratiques.
I.S — L’horizon africain, d’après vous, c’est donc l’association de la démographie et de la démocratie ?
S.K — L’horizon africain se dessine à partir de quelques tendances lourdes que sont donc le processus démographique qui est un constat statistique et le ring de la démocratie qui s’accélère. On pourrait m’opposer le fait qu’il y ait beaucoup de troisième mandat sur le continent et que la démocratie est en recul. Non, car précisément, ce sont ces moments de crise qui renseignent sur l’évolution du processus de démocratisation. Il ne faut pas opposer l’accélération du rythme de la démocratisation avec ces quelques crises démocratiques qui surviennent de temps en temps. Je pense que l’horizon est de moins en moins incertain et donc qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter de la démocratie africaine ou des efforts de développement de ce continent.
I.S — Pour terminer, un petit mot sur votre nouvel ouvrage qui vient de sortir en février 2021 et qui s’appelle Le digital au secours de l’Afrique. Pensez-vous que la numérisation, du moins la révolution numérique qui est en train de s’opérer, est un réel moyen de faire prospérer le continent et de l’indépendantiser ?
S.K — Effectivement, merci pour ce clin d’œil. Mon nouvel essai s’inscrit quelque part dans une sorte de continuité avec le précédent ouvrage L’horizon africain. Si on parle de démographie, il est facile de conjecturer les besoins. Les défis du continent sont assez clairs : industrialiser le continent, créer des emplois, éradiquer la pauvreté, améliorer l’éducation, lutter contre le changement climatique, la souveraineté alimentaire. Les défis sont là et nombreux, mais le propos de mon livre est de dire que ces ambitions ne peuvent être accomplies tant que l’on continuera à méconnaitre le monde que fait émerger le digital. Quand je dis ceci, je ne veux aucunement donner à voir une vision prométhéenne et salvatrice de la technologie, absolument pas. Je démontre simplement que le digital est un outil efficace, que l’Afrique doit mettre au service de son développement, c’est d’ailleurs le sens du « au secours » dans le titre du livre. Je ne veux pas « spoiler », je vais laisser les gens acheter le livre et découvrir ce qu’il y a à l’intérieur.
I.S — Bien sûr. Je vous remercie pour cette interview et pour votre temps accordé. Je vous souhaite une belle continuation.